Simon Bocanegra © Charles Serruya
L'association Les Amis de Simon Bocanegra
Avec son équipement photographique minimal et sa posture de torero, il a photographié la nuit, la mode et l’underground pendant 30 ans. Les fondateurs de l’association sont des proches qui ont décidé d’unir leurs efforts pour que son œuvre soit divulguée afin qu’il trouve la place qu’il mérite dans l’histoire de la photographie.
De vingt années d’une amitié sans faille qui nous a tenus toujours plus proche l’un de l’autre, voici l’image que je garde en moi de Simon et que je veux vous livrer aujourd’hui. Celle d’un homme qui a traversé avec une élégance innée et un vrai souci d’authenticité personnelle, une vie aventureuse, pleine de risques, dans un monde impitoyable, violent, passionnel. C’était un être complexe, ténébreux et lumineux, aussi porté à cultiver son intériorité d’homme épris de poésie et de philosophie, qu’à se mouvoir efficacement dans les sphères sociales les plus diverses et les plus âpres. Il était partagé entre les versants opposés de son être. Un versant qui allait vers le tumulte de la vie, vers les rencontres fascinantes qui jalonnent l’errance du noctambule, vers les visions et les extases de la chair et de la drogue – tandis que l’autre versant recherchait la solitude, le silence, l’enrichissement de l’esprit par la lecture d’œuvres littéraires fortes et par la familiarité avec l’art et la musique. De cette dualité de ses goûts et attirances procédait en grande partie le charme ambigu de sa présence. Il excellait dans tous les domaines qui comptaient le plus pour l’affirmation de son existence : ses relations avec la société nocturne des grandes villes et son retrait en lui-même par le moyen des livres. On devinait en lui tous les degrés d’une expérience humaine enracinée dans l’épaisseur sensuelle et la variété de formes des marginalités souvent étranges et quelquefois inquiétantes du tissu social – mais son expérience était également ancrée dans des territoires de culture exigeante et raffinée, d’où il tirait toute la richesse, toute la subtilité et la justesse de son expression, dans sa parole comme dans ses lettres. Simon était un autodidacte de haute volée.
Ce qui réunissait, pour assurer leur vivante unité, les deux pôles d’humanité de notre Simon, c’était la merveilleuse beauté de cet être qui semblait parcourir la vie et le monde comme un danseur, jongleur, acrobate et funambule, dont le corps présentait la démarche, les gestes amples et rythmiques de celui qui associa, sans effort et sans une fausse note, la vivacité de l’instinct et la finesse de l’esprit. Il y avait chez lui, indissociablement, de l’animal et de l’ange – animal supérieur et ange noir – et c’était là ce qui préservait cette sorte de pureté impure et sombre qui rayonnait au fond de son ambiguïté, de son ambivalence et de la diversité de ses facettes.
Simon avait vécu intensément. Il avait beaucoup voyagé. Son activité de reporter photographe l’avait amené à aborder nombre de personnalités originales, quelquefois extraordinaires, dans les couches sociales les plus variées. Il avait acquis par là une vision du monde et une aisance dans les rencontres humaines qui faisaient de lui un esprit singulièrement ouvert, riche de connaissances, et entrainé, sur le terrain de la réflexion, par des intuitions fortes. Il aimait la vie. Il aimait les êtres. Il avait une âme foncièrement amoureuse, toujours en éveil et en désir. C’était un ami attentif, plein de délicatesse, de tact et de courtoisie. Et c’était un homme profondément généreux et désintéressé. Il donnait. Il ne recevait que pour donner davantage et finalement ne rien garder du tout. Il ne voulait s’encombrer d’aucune possession matérielle. Il s’était détaché de l’abondance et du confort. Il se contentait d’un minimum vital qui lui assurait la plus grande liberté d’esprit.
Cependant, depuis trois ans, un tournant s’était amorcé en lui. Il s’était dépouillé de toutes choses, même des livres qui remplissaient son minuscule logis de la rue René Boulanger. Il n’attendait plus rien de l’avenir. Il s’était enfermé dans la solitude d’une pensée que visitait à peu près uniquement la perspective de la mort. Ainsi, il se détachait. Il se retirait inexorablement de la vie. Il se préparait à disparaître dans la dignité, dans la lucidité, dans la maitrise de tous ses moyens intellectuels et dans la sérénité du cœur. Rien ne pouvait plus l’empêcher de dire son adieu au monde. C’est parvenu à ce point qu’il nous a laissés. Nous l’avons suivi jusqu’au bout, et c’est là que nous nous tenons, désormais dans le souvenir, avec tout l’amour qui nous attachait.
Claude Louis-Combet (écrivain)
Janvier 2012.